Jeudi 9 novembre 2017
Le tour en Jeep
Nous sortons de la mairie ; c’est l’heure de la photo. Un nouveau photographe arrive. Nous disons au revoir au maire et à Cyrille. Michel démarre la jeep et s’apprête à me faire vivre une visite unique dans une vie. Michel connaît toutes les routes et chaque terrain. Il sait où chaque bataille a eu lieu et possède des photos en noir et blanc qui enrichissent son exposé. Nous nous arrêtons le long d’une route et il me pointe du doigt l’endroit où les Allemands ont campé la veille du nouvel an. Il connaît même le positionnement des sentinelles. Les Allemands se goinfrèrent de nourriture et de boisson. Ils payèrent cher leurs excès.
Quelques minutes plus tard, il m’explique qu’il est illégal d’entrer dans la forêt hors du sentier parce qu’il reste des munitions non explosées partout. Nous entrons donc dans la forêt par la route, jusqu’aux ruines de la ligne Maginot. Il y avait ici un poste de commandement de la 100e Division d’Infanterie. Je reconnais le site grâce à un film de guerre qui montrait des soldats ouvrant des colis pleins de bonbons, de cigarettes, etc. Nous sortons des bois et nous arrêtons sur une crête depuis laquelle on aperçoit la citadelle, la ville et la vallée autour de Bitche. Pendant trois mois, Allemands et Américains se disputèrent les positions stratégiques de la zone.
Tom partage ses réflexions avec Kate sur son expérience durant la phase finale de l’offensive allemande en France, « Opération Nordwind », et leur dernière tentative de repousser les forces américaines, fatalement inarrêtables.
5 Janvier 1945
« D’ailleurs, il est maintenant 05h35. J’écris cette lettre depuis une heure et demie, tout en me levant de temps en temps pour contrôler mes avant-postes et relayer des informations au QG du Bataillon. L’ambiance est plutôt sinistre à cette heure de la matinée. Les bruits courent le long du sol enneigé ; les Boches ne sont pas loin. Ça nous rend anxieux. On se console en se disant qu’eux nous craignent tout autant. »

Michel m’a conduit à travers la forêt de la ligne Maginot jusqu’à Lemberg et de retour à Bitche, pendant quatre à cinq heures.

En hôte bienveillant qu’il est, Michel sent que j’ai froid et il s’arrête en bas de chez lui. Il revient avec la capote de la Jeep et une grande couverture. Un des métiers de Michel consiste à conduire un chasse-neige, il est donc habitué aux basses températures. Il est l’heure du déjeuner : nous contournons la Citadelle et nous dirigeons vers le Relais des Châteaux Forts. Le restaurant est plein à craquer et nous goûtons la nourriture alsacienne : un ragoût de viande en sauce, le plat du jour, parfait pour ce jour de novembre. Après le repas, la Jeep ne démarre pas. À l’oreille on dirait que la batterie est morte. Michel verse quelques gouttes d’essence dans le carburateur et nous voilà en route pour rencontrer un nouveau maire. Nous avons rendez-vous avec le maire de Lemberg à 14h00 dans un lieu confidentiel. Ça semble assez mystérieux, mais je n’ai peur de rien parce que je suis dans une Jeep avec la main sur un fusil automatique. Qu’est-ce qui pourrait mal tourner ?
Michel est un guide et un narrateur talentueux. Je suis un auditeur attentif. Nous nous sommes bien trouvés. Sur la route de Lemberg, Michel s’arrête devant un calvaire. Il m’explique qu’un tank Sherman du 781e Bataillon Blindé fut temporairement incapacité par l’effondrement de la route à cause de fortes pluies et qu’il resta bloqué entre une petite maison et le calvaire. La solution la plus pratique pour le débloquer était de remonter sur la route en marche arrière, en écrasant le calvaire. A cause de l’importance religieuse du calvaire, les soldats prirent la décision de tourner le canon vers la maisonnette et de l’exploser pour faire passer le tank par-dessus les ruines jusqu’à la route.

Nous sortons de la route principale, en direction des bois. Michel me raconte l’histoire d’un vétéran du 399e Régiment qui était avec lui sur cette même route en 2005. Arrivés au pont ci-dessous, le vétéran lui demande d’arrêter la Jeep. Il se rappelle avoir été sous ce pont lorsqu’une longue colonne de troupes allemandes apparut, suivant le chemin de fer jusqu’à Lemberg. Il dit s’être mis à couvert, et être resté silencieux et immobile pour une heure entière sous le pont jusqu’à ce que les Allemands soient loin.

Nous sommes à nouveau sur la route. Sur le bord du sentier, il y a une file d’innombrables arbres abattus. Il est presque 14h00 et nous traversons un petit pont sur le même chemin de fer. Pour maintenir les rails au même niveau, le chemin est creusé, de sorte à former des crêtes de part et d’autre des rails, chacune haute de 15 mètres. C’est un pont d’une grande importance stratégique parce qu’on ne peut le contourner qu’en passant par un terrain très rugueux.
Michel arrête la Jeep, et quelques minutes plus tard une voiture sort des bois. C’est le maire de Lemberg, Patrick, et ses amis, Jean-Paul et Louis. Nous nous présentons les uns aux autres et Patrick nous escorte à un monument au bord de la crête. En 1976, un habitant y découvrit un soldat américain, mort les armes à la main. Ses plaques d’identification permirent d’identifier le soldat Maurice Lloyd, assigné à la protection du pont. Maurice fut découvert trente ans après s’être fait tuer par les Allemands. Rappelons qu’il est interdit d’explorer les bois à cause des munitions à risque.
L’homme qui découvrit Maurice fut si touché par le sacrifice du soldat qu’il érigea un monument à son honneur.

Avant d’être monté dans la Jeep, je ne me rendais pas réellement compte des conditions d’affrontement entre mi-décembre 1944 et mi-mars 1945. Lemberg est un bon exemple d’une très petite ville qui est passée des mains des Français, à celles des Allemands, à celles des Américains, à celles des Allemands de nouveau, et ainsi de suite. Cette partie de la France est métissée culturellement depuis des centaines d’années, ce qui rendait les questions d’allégeances très complexes durant l’occupation.
Patrick nous invite à le rejoindre pour un rendez-vous à la mairie de Lemberg, un bel établissement dans le centre. Nous débarquons au milieu d’un service de gâteaux au café, tartes à la pomme, café et thé. Michel reprend le rôle d’interprète, mais le ton et l’expression des Français racontant leurs histoires m’en dit long. Jean-Paul explique que son père fut enrôlé dans l’armée allemande et fut capturé et fait prisonnier de guerre pendant un an. Les forces américaines éloignèrent les troupes allemandes des Alsaciens, mais il était toujours prisonnier de guerre. Louis n’est pas très bavard mais il acquiesce aux discours des autres. Patrick a une carrure imposante ; ses mains sont robustes, celles d’un travailleur manuel : il est un ancien employé de la cristallerie locale.

Les cinq ans d’occupation allemande eurent un impact dévastateur sur le peuple alsacien. On en trouve la preuve dans les yeux de Jean-Paul alors qu’il raconte l’histoire de son père. Ce fut une période traumatisante et la libération qui y mit un terme les délivra, certes, mais n’effaça pas les séquelles de la terreur et l’oppression.
Ils veulent en savoir plus sur Tom et je raconte donc une histoire que m’ont racontée quelques vétérans de la 100e Division d’Infanterie quelques années auparavant. Cet hiver-là, Tom emprunte une moto (Tom + moto = mauvaise idée). Tom a un accident. Il détruit la moto, se blesse et passe quelques jours au lit. Quand il revient à sa Compagnie, les gars lui offrent un tricycle avec un arc dessus pour le charrier.
Voici la même histoire racontée par Tom :
« Lundi 6 mars 1945
« 0450
« Ma Chérie,
« Voici une petite lettre pour t’assurer que je suis vivant et en bonne santé.
« Hier je suis retourné à l’hôpital d’évacuation pour faire des radios de mon épaule. Ils n’ont rien trouvé, mon carnet de santé est donc toujours vierge. Je n’ai jamais rien eu de cassé, malgré bien des bleus. Le diagnostic est désormais « possible rupture du tendon supinateur ».
« Les gars me charrient parce que je suis tombé en moto. Aujourd’hui, ils m’ont présenté, dans une ambiance très solennelle, un tricycle pour enfant. Dieu sait où ils sont allés chercher ça !… »
Il est temps de continuer notre tour en Jeep, mais notons d’abord que Michel a mangé un sundae au restaurant et deux desserts à Lemberg, mais reste très fin. C’est un paradoxe français. Nous quittons Lemberg et remontons dans la Jeep, direction Reyersviller. Sur la route nous croisons une voiture de police. Michel leur fait signe. Ils nous saluent également ; Michel les connaît, bienvenue au Pays de Bitche.
Au fil de la journée, j’oscille entre 1945 et 2017. Je songe maintenant à la réaction de Tom quand il apprit la naissance de sa fille Ann, dix jours après l’événement. Il est enthousiaste et expressif dans sa lettre à Kate.
« 17 Janvier 1945
« 0400
« Ma Chérie,
« J’ai reçu la nouvelle il y a environ 12 heures. Jim Keddie a pris l’appel et a crié « Capitaine Garahan au rapport ! » L’appel provenait du Sergent chargé des messages, à la cuisine. Il me dit qu’il avait un télégramme pour moi. Je lui ai dit de l’ouvrir et me le lire ———- de Dieu ! quel soulagement de savoir que tout est fini est que vous allez toutes les deux bien !
« Bien sûr, la première chose à laquelle j’ai songé est la date de la naissance d’Ann. J’ai fait mon petit travail de détective et j’ai décidé qu’elle était arrivée le matin du 8 Janvier. Quand la Croix-Rouge se décidera à m’en notifier, je saurai tous les détails concernant l’heure d’arrivée, le poids, etc. —— Dis, à propos, l’adresse télégraphique a mis une éternité à arriver mais ça valait le coup, —— n’est-ce pas ? Sans ça, je serais toujours dans l’attente. Ils vont m’entendre à la Croix-Rouge quand ils se pointeront avec leur « grande nouvelle ».
« Mon avis sur le fait d’avoir une deuxième fille ? Toute ma vie j’ai été connu pour aimer les femmes, ——– et maintenant j’en ai trois (compte bien) à aimer pour le reste de ma vie. ——Oh, Chérie, je suis si heureux que je ne peux l’écrire. Si tu me demandes mon avis, je suis prêt à en avoir six de plus ——- et pourquoi pas que des filles.
« Tu sais —– ça a été dit un million de fois et mieux que je ne pourrai jamais le dire, ——-mais mon amour pour toi et toutes les belles choses que tu représentes pour moi seront toujours personnifiés par nos enfants. Le fait qu’ils fassent partie de toi est assez pour que je les aime de tout mon cœur, quelles que soient les raisons pour lesquelles je les aimerai pour ce qu’ils deviendront.
« Un autre avantage d’avoir une fille est que nous avons encore la naissance de notre premier fils devant nous. Je suis impatient d’y euh —– travailler. Quelle belle idée ! —- Puis-je être assuré de ta coopération ?
« Mon amour, les petites choses de la vie semblent inconséquentes lors de ce genre d’événements. En l’occurrence, je me rends finalement à la cérémonie de remise de l’Etoile de Bronze, —– mais quel anti-climax après pareille nouvelle. J’ai peur de ne pas être impressionné.
« Je n’en ai pas parlé, mais les mots « saines et sauves » sont les plus beaux que j’aie entendus depuis des mois. Tu es ma plus précieuse possession, et te savoir en sécurité est la seule chose qui m’importait.
« Et comment Kathy réagit-elle à sa nouvelle sœur ? Ça a dû lui faire l’effet d’un cadeau de Noël la première fois qu’elle l’a vue. Si seulement j’avais été là. Raconte-moi les détails.
« Papi Slavin et les deux mamies sont sûrement aux anges aussi. J’imagine que ce sera pareil pour nous quand nos petits-enfants commenceront à arriver.
« Très chère Kate, j’ai des mondes encore à te raconter mais je ne peux pas les coucher sur papier. Mais le jour viendra où je te tiendrai dans mes bras et te dirai toutes ces choses, perdu dans le sourire de ton regard. D’ici là, ———– tout ce que je peux dire, c’est
« Je t’aime de tout mon cœur
« Ton humble serviteur,
« Tom. »
Nous faisons la tournée des blocs de combat de la ligne Maginot, qui sont plus élevés. Certaines tourelles sont des points d’observation. D’autres sont armées et rétractables.



Un des soldats de Tom, Walter Kirk, était devant ce bunker avec Michel en 2005 et fit le récit du combat qui eut lieu sur place. La Compagnie E piégea les soldats allemands et les isola dans le bunker durant 4 jours, jusqu’à ce qu’ils rendent les armes. J’ai rencontré Walter à plusieurs reprises. Il est mort en 2016.

Nous nous rapprochons de Bitche et Michel prend à gauche pour sortir de la route principale et prend aussi vite à droite pour entrer dans les bois de Reyersviller. Ceci était vraisemblablement la zone de combat la plus active. Les forces allemandes et américaines luttèrent pour le contrôle de la zone tout l’hiver. La forêt est interdite à cause des munitions et des trous de tirailleurs un peu partout.

Ce décor témoigne de l’aspect primaire des combats qui eurent lieu pendant l’hiver : creuser, se terrer dans un trou, et prier de ne pas se faire exploser la tête par un obus.

Les Allemands prirent cette position aux Français en 1940. Les Américains la prirent aux Allemands le 3 décembre 1944. Les Allemands la reprirent le 5 janvier 1945 au cours de l’opération « Nordwind ». Les Américains la récupérèrent le 15 janvier 1945.
Michel me raconte qu’il y a tout juste un mois, un promeneur découvrit un cadavre Allemand (comme celui de Maurice Lloyd), très près de l’endroit où nous nous tenons. La scène est troublante et passionnante à la fois. Nous ne sommes pas dans un musée, ou une reconstitution, mais dans la réalité, ce qui me donne des pensées macabres.
Tom écrit à Kate durant ces événements.
« 21 janvier 1945
« … Les éléments sont notre plus vaillant ennemi. La bataille contre le froid et la fatigue est la plus rude. La fin de la guerre est enfin à portée de vue, avec l’annonce de la progression des Russes et la déroute de la contre-attaque allemande en Belgique par nos troupes. L’obstination et la ténacité allemandes semblent être le moteur de leur machine de guerre. Mais, nous l’abattrons bien un jour et la paix s’installera de nouveau sur ce continent déchiré par la guerre. Je prie Dieu que la fin soit proche. »

Michel me ramène vers mon hôtel à mesure que la nuit tombe. J’ai vécu une expérience inoubliable aujourd’hui. Je cherche en vain un moyen de le remercier pour tout ce qu’il a fait pour moi. Nous sommes vite devenus amis, liés par notre vif intérêt pour les gens et les événements du passé.

La Bataille du Pays de Bitche continue. La 100e Division d’Infanterie reçoit les ordres de maintenir sa position jusqu’à ce que les batailles des généraux Patton et Bradley au nord se stabilisent. Le mois de février est très long. Tom fait état de son niveau de fatigue dans cet extrait de sa lettre à Kate.
« 24 février 1945
« Minuit, une belle nuit de pleine lune
« Ma Chérie,
« … La situation est assez calme ici. C’est peut-être pour ça que je suis mélancolique. Avoir le temps de réfléchir ici n’est souvent pas une bonne chose. Mais bon, c’est toujours mieux qu’esquiver des 88 mm. Quand je rentre, ne sois pas surprise si je me jette à terre au retour de flamme d’une voiture. J’y suis conditionné. Je pense que ça me prendra longtemps à arrêter de me baisser au son d’un sifflet, de la sonnerie d’un téléphone ou à la vue de câbles téléphoniques. Préviens les enfants pour qu’ils ne pensent pas que leur père est fou. »