Jeudi 9 novembre 2017
Visite de Bitche, France / Rencontre avec le maire


J’arrive rue Teyssier. Je suis dans la rue de la fameuse photographie, l’église est sur un côté, et je vois de l’autre l’hôtel-restaurant Le Strasbourg. A la réception, une dénommée Nicole me donne une chambre magnifique avec une belle vue sur la rue et l’église. Je compte passer les prochains jours à rencontrer des gens et explorer la zone. Mon voyage a été solitaire jusqu’à présent, mais cela changera bientôt. Aujourd’hui, je vais avoir le privilège de découvrir la Seconde Guerre mondiale sous un jour peu commun.
Avant ma visite, j’ai contacté l’aubergiste Lutz Janisch. Lui et sa femme Cynthia viennent d’Allemagne de l’Est, et ont rénové l’hôtel Le Strasbourg, le transformant en un établissement charmant et raffiné. Ils ont racheté l’entreprise à la famille Oblinger qui la possédait depuis les années 1930. D’après Lutz, George et Maria Oblinger vécurent aux États-Unis dans les années 1920 et rentrèrent à Bitche pour faire fonctionner ce qui était connu à l’époque sous le nom de l’Auberge (À la ville de Strasbourg). Maria était la talentueuse et courageuse dame qui avait cousu un drapeau américain au sous-sol de sa maison. Elle le cachait dans une taie d’oreiller, de peur que les Allemands ne le découvrent. Elle cousit 48 étoiles sur le drapeau, avec des lignes de six étoiles et des colonnes de 8. Malgré son erreur, c’était un drapeau magnifique. George Oblinger rencontra le capitaine Garahan le matin du 16 mars 1945, et lui présenta le drapeau dans la rue, devant l’auberge. Lutz m’accueille et me prévient qu’il a notifié ma venue au journal local. C’est une première information m’indiquant que ma relation à l’officier qui reçut le drapeau américain le jour de la libération est plus importante que je le pensais.
J’ai également contacté le maire de la ville, Gérard Humbert, avec lequel j’ai fixé un rendez-vous pour 11h00, aujourd’hui même. Le maire a la gentillesse de me mettre en relation avec Michel Klein, l’expert local en ce qui concerne la 100e Division d’Infanterie et ses exploits pendant la guerre. Michel, ayant grandi dans le secteur, passa tous les 16 mars de son enfance à admirer les défilés célébrant la libération de Bitche. Il put rencontrer des vétérans de la 100e Division d’Infanterie et fut fasciné par les vieux véhicules militaires et les anciens uniformes au point de consacrer sa carrière à l’étude du sujet.
Michel m’envoie un mail confirmant qu’il passera me prendre en voiture pour m’accompagner à l’hôtel de ville pour rencontrer le maire à 11h00. Michel me dit qu’il me rejoindra en bas de mon hôtel. J’ai passé la journée précédente à répéter la formule que j’ai préparée pour saluer le maire : « Bonjour Monsieur le Maire – Enchanté ».
J’ai l’esprit préoccupé par cette phrase quand soudain, Michel arrive.


Il arrive dans une Jeep Willys qui date de la guerre, toujours équipée d’un fusil automatique. Michel est plein d’énergie et semble enthousiasmé à l’idée d’être mon guide touristique pour la journée. Je suis surpris mais prêt à suivre le cours des choses. La Jeep est scrupuleusement préservée et fidèlement restaurée. Après l’avoir observée, je m’aperçois que le véhicule porte la marque de la Division, du Régiment et de la Compagnie à laquelle elle appartenait.

100e Division d’Infanterie, 398e Régiment, Compagnie E, Jeep n°3. Il est donc très possible que Tom ait conduit la même quand il était à Bitche, comme je m’apprête à le faire. Il m’explique que pour un plus grand respect de l’histoire de la Libération de Bitche sa Jeep ne pouvait pas avoir d’autres marquages que ceux de la Compagnie E du 398 Régiment de la 100th.
La rue Colonel-Teyssier est à sens unique, Michel et moi contournons donc la citadelle et retournons à l’entrée de la ville jusqu’à la mairie, un bâtiment très imposant. Michel nous conduit jusqu’au seuil de l’hôtel de ville. Un membre du personnel nous attend à l’entrée et nous le suivons jusqu’au bureau du maire au troisième étage. Pendant que nous montons les escaliers de la mairie, d’autres employés municipaux nous souhaitent la bienvenue.
Entrés dans le bureau, je m’exprime, en imitant Maurice Chevalier du mieux que je peux, « Bonjour Monsieur le Maire, enchanté ». Le maire est un enseignant de français retraité. C’est un bel homme, distingué et très élégant dans son costume-cravate. Il y a un journaliste et un photographe sur place, et Cyrille Fritz, conservateur et directeur de la Citadelle, devenue une grande attraction touristique.
Michel a un livre de photos de la 100e Division d’Infanterie en action, et d’autres photos des semblables de Tom qui furent présentées à l’occasion du 60e anniversaire de la libération, auquel mon frère aîné Peter assista. Avant cette date, personne ne connaissait l’identité de l’officier qui porta le drapeau. Grâce à l’intervention de Peter, la connexion fut établie. L’échange que j’ai aujourd’hui est une avancée supplémentaire dans ce sens. La discussion est engagée : je reçois des questions de la part du maire, du journaliste et de Cyrille. Michel fait office d’interprète et nous en apprend à tous de temps à autre. Le journaliste commence à établir des poses pour la photo pendant que nous continuons à discuter. Le maire me questionne sur la mort de Tom. Je lui apprends que Tom est mort d’un cancer pancréatique à l’âge de 72 ans, directement lié à l’hépatite A qu’il contracta au printemps de 1945. Restée inactive pendant quarante ans, la maladie est diagnostiquée en 1988 et l’emporte trois semaines plus tard.
Le maire demande si Tom n’a jamais eu l’occasion de revenir à Bitche. Je lui montre la photo « Coupes de cheveux » de 1952.

J’explique que Tom a eu sept enfants en neuf ans, une hypothèque sur sa maison et deux métiers. Il n’avait pas de temps libre pour visiter Bitche. Ils purent tous s’identifier et en rire.
Justement, le journaliste me demande ce qui m’a poussé à faire plus de 3 000 km en 16 jours. Il est curieux de savoir ce que j’ai ressenti durant mon voyage. Je réponds que ce périple m’a procuré un sentiment d’intimité avec mon père et m’a aidé à visualiser les épreuves qu’il avait traversées à 28-29 ans. De plus, je lui explique que ma motivation première consiste à laisser aux générations futures une trace écrite et détaillée des grands événements de la vie d’un de leurs ancêtres. Il décide de construire son article autour de cette idée.

Je comprends durant mon rendez-vous que l’image de Tom portant le drapeau est devenue le symbole fameux de la libération du « Pays de Bitche » (et toutes les villes adjacentes qui étaient occupées). La libération du 16 mars 1945 est l’événement majeur de l’histoire de ces habitants, au-delà même du XXe siècle. Bien sûr, Tom étant du genre à s’effacer, je suis certain qu’il serait mal à l’aise avec l’importance qui lui est donnée. Il minimise d’ailleurs son rôle dans la lettre écrite à Kate dans laquelle il raconte l’événement.

Lettre de Tom à Kate, 4 Avril 1945
« Allemagne
« A propos de toute cette publicité, j’ai été choqué d’apprendre que la photo avait été publiée. Apparemment, elle a été imprimée dans tous les États-Unis : des soldats des quatre coins du pays en reçoivent des copies tirées de quotidiens locaux. Ça doit être le drapeau… Ce drapeau avait été caché dans une taie d’oreiller pendant deux ans sous le nez des Allemands, attendant l’arrivée des Américains. C’est le premier à avoir été arboré dans la ville. Des dizaines de drapeaux français furent ensuite sortis de leurs cachettes. Avoir été les premiers à y pénétrer fut exaltant, notamment parce que personne dans l’histoire n’avait jamais pris la ville. »
Malgré tout, la photo représente l’exploit héroïque de 13 000 soldats, qui délivrèrent un peuple opprimé et occupé pendant cinq ans. La 100e Division d’Infanterie partage la fierté de leur sacrifice et leur succès. Elle érigea un monument qui résume le tout en peu de mots.

américaine qui, aimant la vie, ont affronté la mort pour notre liberté
1944 – 45
Ils ont affronté la mort pour notre liberté