12. L’occupation et le mal du pays

Read in English

Dimanche 12 novembre 2017
L’occupation

Stuttgart est un moteur économique ; on y trouve les QG de Mercedes Benz et de Porsche. Je suis content que ce soit le week-end et qu’il y ait donc peu de circulation. Je suis au volant de ma Skoda, auto qui est très plaisante à conduire. Je me dirige à nouveau vers Strasbourg, pour déposer la voiture. Il pleut assez fort mais l’autobahn est facile à naviguer et j’ai quelques heures pour digérer la phase la plus récente de mon voyage.

J’ai l’impression de me reposer après un effort physique intense. Ce n’est pas encore fini, mais j’ai un sentiment d’accomplissement et un désir d’exploiter le reste de mon séjour au maximum. Après avoir lu les lettres de Tom à Kate un nombre incalculable de fois, je peux intérioriser ses émotions et ses changements d’humeur. L’occupation fut une période désagréable pour lui, et tous les GI étaient impatients de rentrer, mais ne pouvaient qu’attendre et espérer. Espérer qu’ils ne seraient pas envoyés au front Pacifique où la guerre n’était pas finie. Espérer qu’ils seraient rapatriés sous peu. Ce fut extrêmement frustrant, mais l’impatience ne fut pas le plus grand problème de Tom à deux semaines de l’armistice. Tom tomba malade et il en parle dans sa lettre à Kate.

« Salach, Allemagne
« 17 mai 1945

« Très chère Kate,

« Cette lettre sera courte parce que je ne me sens pas d’attaque ce soir.

« Je suis de retour au poste d’évacuation de la Division, cette fois à cause de la fièvre jaune, une maladie désagréable mais inoffensive. C’est comme être malade pour une rotogravure du dimanche. Ma peau a un reflet jaune. Mes globes oculaires sont couleur citron et mon urine est d’un bronze brillant (c’est romantique !).

« Je suis dans un état de grande léthargie. Je n’ai pas d’appétit, et faire quoi que ce soit, même écrire une lettre, me demande un grand effort. Le docteur dit que ce malaise devrait disparaître après une semaine. J’espère qu’il dit vrai !…

« … Ne te fais pas de souci pour moi. Ton père te dira que je ne suis pas gravement blessé. Occupe-toi bien de toi et des enfants et prions pour que l’Oncle Sam me rapatrie au plus vite !

« Je t’aime

« Ton humble serviteur

« Tom. »

Les symptômes de Tom empirent, et le 25 mai 1945, il prend un avion de transport de type C-47 direction Reims. Il est ensuite transféré dans un hôpital à Mirecourt.

Intérieur du C-47

Tom rejoint huit officiers dans la salle d’hôpital ; l’hépatite A est diagnostiquée et il passera les six prochaines semaines au lit avec un régime stricte. Durant cette période, on s’occupe bien de lui, et il a tout le temps d’écrire des lettres à Kate (dont l’histoire du trajet transatlantique de la 100e et ses premiers jours en France).

Les six semaines écoulées, il est rétabli et se prépare à retrouver son poste. Quelques jours avant qu’il quitte l’hôpital, il passe son temps de permission à Nancy avec un autre officier et semble en bonne santé.

Le 5 juillet 1945, Tom arrive à Worms, en Allemagne après vingt-neuf heures de voyage en train, dans un wagon couvert depuis l’hôpital de Mirecourt. Il est anxieux à l’idée de retrouver la Division, impatient de rentrer aux Etats-Unis et inquiet de changements dans le personnel. Il n’est plus le capitaine de la Compagnie E et apprend avec surprise qu’il a été transféré à la 12e Division Blindée.

Quiconque connaissait Tom sait qu’il avait différents talents et intérêts ; c’était un homme de lettres et d’arts. Il n’était cependant pas très habile avec les machines. Malheureusement, pour l’armée américaine et pour Tom, il a un nouveau poste, et il en exprime ses frustrations dans ses lettres à Kate.

« 11 juillet 1945

« Chère Kate,

« Eh bien je suis dans la 12e Division Blindée, à Heidenheim en Allemagne. Comment je suis arrivé là est toujours un mystère pour moi, et ce qui est un encore plus grand mystère est la nature de mon poste : officier motorisé du bataillon de maintenance de l’équipement militaire. En fait, je suis assigné à la 66e Division d’Infanterie Blindée, mais je ne l’ai jamais vue. On m’a enfilé cet uniforme dès que je suis arrivé.

« En tant qu’officier motorisé, je suis en charge des véhicules du bataillon (168 d’entre eux) où l’on trouve tout, de Jeeps de 1/4 de tonne à des camions d’évacuation de tanks, de 30 000 kilos. Moi qui ne peux pas brancher un câble dans une Ford ai été choisi parmi tous les soldats. Quelle Armée !!!

« Mon devoir en tant que membre de la 12e Blindée me passe bien au-dessus de la tête. J’ai quelques bons adjudants dont j’apprécie la compagnie, mais ils s’attendent à être transférés bientôt. Ce que je ferai après ça, je n’en sais rien. J’ai dit au lieutenant-colonel Wood quand je suis arrivé que je n’entendais absolument rien en termes de moteur, mais il m’y a envoyé quand même. Il comprendra bien assez vite que ce n’était pas une blague. »

Heureusement, pour Tom, et pour le monde, il est relevé de son cauchemar automoteur, et assigné à la paperasse légale pour les soldats accusés d’insubordination. Tom a terminé ses études mais n’a pas encore passé l’examen d’entrée dans la profession d’avocat. Ça ne lui plaît pas d’engager des procédures disciplinaires à l’encontre de GI, mais il fait son devoir.

Vers la fin du mois de juillet, il visite Heidelberg en permission. Il retrouve l’état d’esprit touristique qu’il avait à Aix-en-Provence avant les combats. Monsieur Arts et Lettres se porte à merveille à Heidelberg.

Sa fille Kathy va avoir deux ans le 20 juillet et Tom lui écrit une lettre qu’il envoie par la poste et l’adresse à la résidence Slavin sur Gleenwood Avenue à Point Lookout, à New York.

« 12 Juillet 1945

« Très chère Kathy,

« Une petite fille n’a 2 ans qu’une fois dans sa vie, ce qui fait de ton anniversaire un moment très spécial. Normalement, la maman et le papa de la petite fille sont avec elle pour son anniversaire et lui disent qu’elle est belle et qu’elle a beaucoup grandi.

« Malheureusement, il y a beaucoup de papas qui ne peuvent pas être auprès de leur petite fille, même le jour de leur anniversaire – mais ça ne veut pas dire que nous ne pouvons pas nous amuser. Il y a bien des jours qui nous attendent, et l’un d’eux, ton papa rentrera… et quand il rentre, il y aura beaucoup de jours heureux. Toi et maman et Nancy et moi vivrons beaucoup de moments mémorables. En fait, tu es plutôt chanceuse, parce que tu auras droit à une deuxième fête ce jour-là… et tu peux être certaine que j’aurai un cadeau pour toi quand j’arriverai.

« Jusqu’à ce jour, ta maman prendra bien soin de toi parce que c’est la meilleure maman du monde… alors Joyeux Anniversaire Kathy.

« Ton père. »

Tom passe le restant de l’occupation à Heidenheim, en Allemagne, et comme tous les autres soldats, il écrit avec une seule idée en tête : rentrer à la maison. Tous les soldats étaient évalués selon un système de points basé sur des critères comme le temps de service, le mariage, les enfants, etc.

Heidenheim est construite autour d’un magnifique château fort appelé Schloss Hellenstein. Tom y trouve une toile à l’aquarelle peinte par un artiste local et va chez lui pour la lui acheter. Il est excité à l’idée de l’envoyer à Kate. Elle resta accrochée à un mur de leur foyer toute leur vie. Ma famille est toujours en possession de la toile.

Schloss Hellenstein, Heidenheim, Allemagne

« Dernier jour d’octobre 1945

« Heidenheim, Allemagne

« Ma chère Kate,

« Eh bah, dis donc ! Plus de 24 heures se sont écoulées, et notre plan de mouvement n’a pas été modifié. Il s’est même précisé et il y a moyen qu’il se concrétise. Aux dernières informations, les premiers éléments sont censés rejoindre Marseille les, 8, 9 et 10 novembre, en 40+8. Nous sommes censés tous être arrivés le 16, et lever les voiles le 22. Nous serons probablement embarqués sur porte-avions qui sera libre d’ici là. Excitant, non ?

« Imagine, ma chérie, mon retour, les embrassades, la disparition de mon uniforme et la fondation de notre nouveau foyer. Nous aurons une vie normale à nouveau. Je peine presque à le croire, mais nous en voilà si proches.

« Je t’aime tellement

« Ton humble serviteur

« Tom. »

Le 4 décembre 1945, le navire de Tom accoste à New York City.

Le capitaine Garahan rentre à New York

Si Tom va voir la statue de la Liberté… moi aussi. 

Je dépose ma voiture à Strasbourg et le matin suivant je prends un train régional, destination Colmar. Mon conseiller de voyage, mon frère Terry, ayant mis Colmar sur la liste des destinations à ne pas rater, je consacre trois jours à la visite de l’ancienne ville médiévale.

Un des fils chéris de la ville est Frédéric Auguste Bartholdi, le sculpteur de la statue de la Liberté. Colmar est un endroit charmant et authentique, disputé par la France et l’Allemagne pendant des siècles. Le respect pour son histoire est si grand qu’elle fut épargnée pendant la guerre, mais non sans conflit. Le général Eisenhower, le général de Gaulle et Winston Churchill eurent des débats véhéments à ce sujet. Le territoire disputé est connu sous le nom de la « Poche de Colmar ».

Cette ville typiquement alsacienne est ma récompense et mon « occupation » durant la dernière phase de mon voyage. La ville ayant été construite au Moyen Age, les routes sont très petites et conçues pour être empruntées à pied ou en charrette. L’architecture date du 13e siècle : des colombages, du stuc, une rivière, des petits canaux et une zone appelée « Petite Venise ». Sur la partie venteuse des Vosges, le climat de Colmar est favorable aux vignobles et à la fabrication du vin. Les riesling et les gewurztraminer y sont mis en bouteille. Le musée Unterlinden expose des Renoir, des Monet, des Picasso et une collection extensive d’art pictural alsacien. C’est un musée impressionnant pour une si petite ville.

Je visite le marché au centre de la ville pour trouver la couleur locale de Colmar et de l’Alsace. Le marché est sur le canal, à côté de la « Petite Venise » et je passe devant le restaurant « JYY », un établissement deux étoiles du guide Michelin avec un menu innovateur. D’un bout à l’autre de la ville, les préparatifs sont en cours pour les célébrations de Noël. Cette ville semble tout droit sortie d’un conte de fées.

Colmar assista à tous les conflits politiques de cette partie de l’Europe, dont la Seconde Guerre mondiale. Empereurs, rois et dirigeants de toutes sortes revendiquèrent ce bout de terre au fil des siècles. Elle résiste et prospère encore et toujours.

L’héritage pré-Renaissance de Colmar transcende les barrières politiques du passé. Sa culture et ses traditions sont constantes, ce qui la rend passionnante à visiter.

Le mercredi 15 novembre 2017, je rassemble mes affaires et marche jusqu’à la gare ferroviaire de Colmar pour prendre un train régional à destination de Strasbourg (pour la troisième fois), pour prendre le TGV vers Paris – Charles-de-Gaulle. Strasbourg est l’endroit parfait pour le siège des institutions de l’Union européenne parce que la ville et sa province reflètent les particularités culturelles des pays alentour.

La sécurité est élevée dans la gare et les lieux publiques. Durant la dernière partie de mon voyage en France, je remplis mon carnet de voyage en observant la campagne du coin de l’œil. Un de mes ouvrages de référence est la brève histoire de la Seconde Guerre mondiale de la 100e Division d’Infanterie. Le dernier paragraphe relève des statistiques qui donnent à réfléchir.

« Durant ses six mois de combat, la 100e Division parcourut 300 kilomètres, libéra des douzaines de villes, captura 13 351 soldats ennemis et vainquit en tout cinq divisions allemandes. Ce faisant, la Division perdit 916 hommes, eut 3 656 blessés et 180 disparus. »